Patrick DEMOUY, professeur émérite d’histoire médiévale à l’Université de Reims, a écrit cette courte biographie de Guillaume de Champeaux, auteur de la Grande Charte Champenoise.
Né vers 1068 à Champeaux en Brie, près de Melun, Guillaume est un des rénovateurs de la philosophie médiévale et un des plus grands maîtres à penser de son temps. Elève à Laon dans les années 1090, il est avec son maître Anselme à l’origine de la théologie systématique. Ces deux penseurs inaugurent des voies nouvelles en cherchant à regrouper dans des Sentences, des ouvrages synthétiques, leurs réflexions sur des points de dogme et de morale. Appelé au début du XIIe siècle à l’école cathédrale de Paris, il y occupe la chaire de dialectique, tout en enseignant la grammaire et la rhétorique, ces trois disciplines constituant le trivium, le fondement des arts libéraux. La vie intellectuelle de l’époque est marquée par la « querelle des universaux ». Les universaux sont les mots qui s’appliquent à un nombre infini d’objets. Le mot définit-il une essence de l’objet ou n’est-il qu’une invention de l’esprit humain ? Guillaume professe le réalisme. Les hommes, les arbres ou les ponts sont une réalité ; le genre se trouve le même, essentiellement, tout entier et simultanément dans tous les individus qui le composent, avec une nature commune. Les hommes singuliers, distincts en eux-mêmes, sont un même être dans l’Homme. A l’opposé se dresse l’opinion d’Abélard, pour qui l’universel n’existe pas et n’est qu’un concept ou un nom produit par l’esprit ; c’est le nominalisme : il n’existe que des êtres particuliers et irréductibles, seul l’individu existe réellement et substantiellement. L’interrogation est métaphysique et conduit à des doutes sur l’unité essentielle d’un Dieu en trois personnes, avec le danger de pencher vers l’hérésie. D’abord élève de Guillaume, Abélard, aussi brillant qu’insupportable, s’en prend vivement à son maître, dont il capture une partie de l’auditoire. Las de ces querelles, Guillaume abandonne l’école du cloître Notre-Dame pour se retirer dans un faubourg de Paris, près d’une petite église dédiée à Saint-Victor. Tout en restant attaché au service de l’évêque, dont il est l’un des archidiacres (l’équivalent d’un vicaire général) dans les années 1106-1112, il entame un processus de conversion. Renonçant à nombre de ses revenus ecclésiastiques, il adopte le mode de vie des chanoines réguliers, c’est-à-dire des clercs s’astreignant à la vie communautaire et au rejet de la propriété individuelle . C’est un idéal conforme aux premiers temps de la vie des apôtres, prôné par les papes réformateurs, à la suite de Grégoire VII, pour dégager le clergé de l’emprise de l’argent ou d’autres tentations. Guillaume n’abandonne pour autant l’enseignement de la théologie. Bientôt Saint-Victor devient une abbaye célèbre pour la qualité de ses maîtres, mais il ne participe pas à cette nouvelle page d’histoire intellectuelle parisienne car à l’été 1113 il devient évêque de Châlons.
Les évêques sont alors élus par les chanoines de la cathédrale et les principaux clercs du diocèse, non sans un regard du roi dans les cités qui se trouvent dans sa mouvance. C’est le cas de Châlons où, au XIe siècle, l’évêque a été investi des droits comtaux (comme à Reims, Laon, Beauvais…). A sa responsabilité spirituelle il ajoute donc une fonction temporelle exercée au nom du roi, dont il se trouve le vassal, au sens féodal du terme. Cette pratique de cumul est particulièrement répandue dans l’empire germanique, où elle est devenue un véritable système de gouvernement. En choisissant lui-même les titulaires des évêchés et grandes abbayes, l’empereur s’assure de fidèles serviteurs du pouvoir. Mais les papes réformateurs s’insurgent contre cette intervention d’une puissance laïque dans la désignation des prélats, contraire à la liberté de l’Eglise, surtout quand l’empereur investit les nouveaux évêques en leur remettant la crosse et l’anneau, qui sont les insignes de leur fonction pastorale. Le conflit s’envenime au point que les empereurs suscitent des antipapes à leur dévotion pour contrer le pontife romain, qui répond en excommuniant le souverain. C’est la fameuse Querelle des Investitures, à laquelle le pape Calixte II cherche une solution négociée aboutissant à une paix honorable. Et l’évêque de Châlons apparaît comme l’homme de la situation. D’une part il peut argumenter avec toute l’intelligence et la finesse dialectique d’un maître, d’autre part il peut témoigner du modus vivendi adopté en France, l’investiture dédoublée distinguant l’hommage féodal de la remise de la crosse et de l’anneau lors de la consécration épiscopale. Lors d’une entrevue avec l’empereur, à Strasbourg en 1119, Guillaume se serait exprimé en ces termes : « Sire, si vous voulez avoir une véritable paix, il faut que vous renonciez à l’investiture des évêchés et des abbayes. Pour vous assurer que votre autorité royale n’en subira aucune diminution, je vous apprendrai que quand j’ai été élu évêque en France, je n’ai rien reçu du roi ni avant ni après ma consécration, et cependant par les impôts, par le service militaire et par les autres droits qui appartiennent à l’Etat, je le sers aussi fidèlement que vos évêques vous servent dans votre royaume en vertu de l’investiture qu’ils reçoivent de vous et qui a attiré l’anathème sur vous ». Ils ont eu plusieurs entretiens, avec d’autres envoyés du Saint-Siège, et Henri V aurait été touché par ses arguments. En octobre 1119 le pape convoque un grand concile à Reims, afin de pouvoir y inviter les évêques allemands, et une rencontre est prévue avec l’empereur à Mouzon, au nord du diocèse, sur la frontière entre la France et l’Empire. Henri V étant venu avec toute une armée, Calixte II reste enfermé dans le château que l’archevêque avait dans la ville. Guillaume fait encore partie des ambassadeurs pontificaux. L’empereur demande à consulter les princes puis une diète générale avant d’agréer la formulation d’un accord, mais le pape ne veut pas attendre. Son intransigeance fait échouer à ce moment le règlement du conflit, différé de trois ans. En septembre 1122 le concordat de Worms marque la réconciliation sur la base d’une libre élection des évêques, qui recevront l’investiture de leurs droits régaliens par le sceptre et non plus par la crosse et l’anneau. Guillaume était mort l’année précédente, mais il faut souligner ses bons offices dans le dénouement d’une crise qui n’avait que trop duré et divisé l’Eglise d’Occident.
A Châlons, Guillaume s’attache à faire avancer la réforme du clergé. Il oblige ses chanoines à observer la vie commune, qu’il partage avec eux en participant à l’office divin ; il organise une école où il enseigne lui-même la théologie. Il se préoccupe des paroisses et de la vie monastique dans son diocèse. En 1115 il reçoit la visite de Bernard de Fontaine, un jeune moine épris de sainteté, que l’abbé de Cîteaux avait envoyé fonder une nouvelle abbaye dans un lieu désert, Clairvaux. Guillaume lui prodigue aide, conseil et protection puis l’ordonne prêtre le jour de l’Assomption, avant de lui conférer la bénédiction abbatiale. En raison de ces relations privilégiées, c’est le diocèse de Châlons qui accueille en 1118 la première « fille » de Clairvaux, Trois-Fontaines. Saint Bernard est un « pêcheur d’hommes » qui attire les vocations ; à sa mort en 1153 la branche de Clairvaux compte 167 abbayes sur un total de 345 fondations cisterciennes. Guillaume doit donc être considéré comme l’un des premiers soutiens de ce nouveau monachisme qui, par le retour à la rigueur de la règle de saint Benoît, cherchait la perfection de la vie consacrée dans la prière et le travail vécu comme une ascèse, dans le dépouillement, la simplicité et la recherche du « désert », comprenons l’isolement dans une nature à défricher et mettre en valeur.
Pour autant Guillaume ne néglige pas les ordres monastiques traditionnels, la famille bénédictine relevant de Cluny, Gorze, Molesmes ou Saint-Vanne de Verdun. C’est ainsi qu’il se soucie en 1114 de confirmer à Saint-Pierre-aux-Monts l’ensemble de ses possessions, qu’il place sous sa protection. Il fonde à Châlons un hôtel-Dieu pour l’accueil des pauvres et des malades, soutient la léproserie.
Dans le cadre de la province ecclésiastique de Reims, dont relève Châlons, il assiste régulièrement aux conciles réformateurs convoqués par l’archevêque ou le légat pontifical ; il se rend à Rome en 1117. Comme comte de Châlons, il organise soigneusement les milices, tout en faisant preuve de libéralisme dans son administration.
Quand il s’éteint dans sa ville épiscopale le 18 janvier 1121, Guillaume de Champeaux est qualifié de « colonne des docteurs ». Pour saint Bernard (qui était avare de compliments et qualifiait un bon évêque d’oiseau rare) il était un « évêque saint et docte » ; pour la Chronique de Morigny il brillait parmi tous les évêques par sa science des divines écritures. Sur son lit de mort, il a pris l’habit cistercien pour rejoindre spirituellement l’ordre qu’il admirait, mais rien ne prouve, comme on l’a parfois écrit, qu’il fut inhumé à Clairvaux. Une partie de son œuvre est restée inédite, sauf quelques fragments de ses Sentences sur l’origine de l’âme et l’eucharistie, les trois personnes divines et l’essence de Dieu. On lui attribue des commentaires sur Cicéron. Bref ce grand intellectuel fut à la fois profondément religieux et actif dans le siècle ; il correspond bien à la définition donnée plus tard par Philippe Auguste du bon évêque « agréable à Dieu et utile au royaume ».